Bogota, 1978. En me rendant au boulot le matin, je m'arrêtais malgré moi pour étudier ces échafaudages hallucinants qui grimpaient aux gratte-ciel de brique rouge en construction. Les travailleurs y couraient comme des fourmis sur des dizaines d'étages sans problème ...et tout était en bambou! C'est là que j'ai compris pourquoi la "canne" servait aussi à moucher.
Bien avant les matériaux de synthèse de l'après-guerre, tels la fibre de verre (années '40) et le graphite ('70), le bambou se prêtait déjà tout naturellement aux cannes à pêche grâce à son abondance et sa force de tension supérieure au métal. L'Arundinaria amabilis ou bambou de Tonkin offrait la meilleure qualité pour les cannes. C'est toujours le cas.
Nous avons été plusieurs à croire que la fibre et le graphite avaient remplacé le bambou parce qu'ils étaient plus solides : c'est faux. Ils cassent plus facilement et plus sec. Vous pouvez faire le test vous-même : mettez çôte à côte sur le plancher une canne de bambou et une de graphite; puis mettez un pied sur chaque...
(n.b. : les échardes de verre ou graphite sont dangereuses pour la santé).
L'avantage premier du graphite, comme la fibre avant lui, est essentiellement technologique. Rapide et peu coûteux à produire en série, il assure un meilleur contrôle de qualité et un bon profit aux fabricants. La suite tient du marketing 101. Pubs de marque dans les médias spécialisés. Photos à faire rêver du pêcheur triomphant tenant son trophée. Sans oublier le 'rep' des Grands Salons qui permet de 'sentir' sa dernière invention à défaut de l'essayer. Il n'en faut pas plus pour croire que la canne de graphite "pêche mieux".
À vrai dire, ce qui fait la qualité d'une canne a peu à voir avec le matériau de base pourvu qu'il se prête à l'exercice. Il y a sur le marché, actuel et virtuel, d'excellents produits en bambou comme en graphite. L'inverse est également vrai évidemment, d'où la nécessité d'être très bien conseillé.
C'est le fuseau (le profilage du brin entre le manche et le scion) qui détermine avant tout l'action de la canne. Le reste est accessoire et constitue le look. La canne qui réunit le meilleur de ces deux attributs, qu'elle soit de bambou ou de graphite, coûte plus cher et c'est normal.
Mais attention, c'est un peu comme les voitures : ça dépend des goûts. En ce qui me concerne, une canne est toujours un investissement, mais rarement une bagnole. À la rigueur j'accepterai de voyager en taptap, mais jamais de pêcher avec une canne moche. Ça gâche vraiment trop le plaisir!!!
Pour savoir si le bambou est pour vous, l'exercice suivant devrait aider un peu. Sur le plan pratique, que recherchez-vous? Le plus de poissons? Le plus gros? Le plus sauvage? Le plus difficile? Un bon mix?
Si la quantité est primordiale, mieux vaut oublier la pêche à la mouche : on fait mieux à l'appât. (Pour la traîne, éviter le bambou : il prendra vite un mauvais pli et mérite mieux que ça). Si votre sport c'est le tarpon, le chinook ou le maskinongé, le graphite est à recommander; une soie #9 à #12 en bambou devient plutôt lourde après le lunch. En dessous d'une soie #8 le poids de la canne n'a vraiment pas d'importance et le choix du matériau devient alors plus subjectif et personnel.
Le fuseau déterminera si votre canne est plus ou moins raide ou 'rapide'. "L'action rapide" est "in" de nos jour et se vend bien . On vous fera valoir qu'elle 'tire plus loin' avec les 'nouvelles soies'. C'est vrai. Et c'est parfait quand la distance est vraiment nécessaire. Ce qu'on dit moins c'est que plus une canne est rapide moins elle est utile. En d'autres mots, c'est une canne d'expert qui exige un lancer impeccable pour être précise. Si vous pêchez à vue sur les flats du Bélize, c'est essentiel. Autrement, une canne à action moyenne-rapide sert beaucoup plus.
On pense souvent qu'il faut être un lanceur avancé pour manier le bambou.
C'est le contraire : comme il est plus lent, il pardonne davantage et permet de corriger plus facilement le tir. Si le graphite est efficace, le bambou, lui, est 'vivant' : on le sent mieux agir. Il communique mieux l'action de la soie, même derrière, sans la voir. C'est pourquoi il apprend plus vite à mieux lancer, à poser sa mouche où on veut, comme on veut, quand ça compte vraiment.
Les fuseaux du bambou ont été développés justement pour obtenir des cannes assez rapides pour la majorité des pêches et des pêcheurs. Des milliers d'essais empiriques, en rivière et en lac, ont permis aux maîtres artisans d'élaborer des formules mathématiques (jalousement gardées) pour plier le bambou à leurs exigences et en tirer le maximum pour la fabrication de leurs cannes.
Depuis les raffinements apportés par les grands maîtres, comme Payne et Garrison, et la diffusion au fil des ans de leurs gabarits et techniques, la fabrication de cannes a livré ses secrets aux initiés et passionnés du bambou. Elle est devenu une tradition bien documentée et même un art à l'occasion.
Mais l'art ne se pratique pas en série et accoucher d'une canne de bambou est un exercice solitaire, exigeant, long et peu payant. Il faut avoir l'esprit d'un ingénieur, l'endurance d'un marathonien, la patience d'un moine et l'âme d'un artiste. Pas surprenant qu'il reste si peu de véritables fabricants de canne de bambou.
Si vous avez la chance d'en rencontrer un, parlez-lui un peu de sa passion : vous y perdrez peut-être quelques préjugés, mais certainement pas votre temps. Qui sait, vous pourriez considérer ça comme un premier investissement dans votre future canne à moucher...